INTERPRÉTATION DU JUGE ET NORMES CONSTITUTIONNELLES



Il est courant de considérer que le juge ne serait que « la bouche qui prononce les paroles de la loi » (Montesquieu). Pourtant, le travail d’interprétation des juges va bien-au delà que cela et, réduire la fonction du juge à cela renvoie à une vision textualiste ou exégétique, qui disons-le, n’est plus d’actualité. Cette approche formaliste ne permet pas de comprendre comment les juges effectuent ce travail d’interprétation. Ce travail d’interprétation nécessite pour le juge d’opérer une transaction entre la règle et la norme. Il faut alors accepter qu’une norme juridique n’existe pas en soi. Très utilisée par la communauté juridique, la notion de « norme juridique » renvoie plus à une signification métaphorique qu’à une réalité concrète. Elle nécessitera donc d'être redéfinie avant de pouvoir être employée.


Si chez Kelsen, chef de file du normativisme, la norme est un énoncé prescriptif qui trouve sa validité (mode d’existence spécifique des normes) dans une autre norme, qui lui est supérieure et qui lui dicte les conditions de reproduction du droit (principe d’auto-régulation du droit) et qui enfin, se voit rattachée une certaine sanction (l’imputation), il n’en demeure pas moins que le caractère même de norme ne permet pas de saisir tout ce que produit le droit. Dire que le droit est constitué de normes revient à dire que le droit contient des énoncés qui par nature sont prescriptifs et qui font l’objet d’une sanction juridictionnelle en cas de défaut. Or, tout le droit ne peut se réduire à cela et la Constitution n’est pas un catalogue de normes déterminées, mais un catalogue de normes « en devenir », dont le sens ne demande qu’à être déterminé par un interprète. De même, par la confusion des énoncés juridiques avec les normes juridiques (qui ne sont que la signification prescriptive des énoncés), on en vient à confondre, ce qui est courant chez les étudiants en droit, la hiérarchie des normes avec la hiérarchie des textes. Par exemple, si le Conseil d'Etat a affirmé la valeur normative de l'article 55 de la Constitution, cela ne signifie pas pour autant que les traités s'imposent nécessairement aux lois. L'interprète étant toujours libre de faire primer à sa guise, une loi sur un traité. Il faut dès à présent affirmer que l'opération d'interprétation conduit perpétuellement à la reconstruction de la signification de la proposition normative. En ce sens que le sens d'un énoncé n'est jamais définitif et il continuera évoluer tant que dure l'opération d'interprétation.


Il faut aussi accepter comme postulat que la seule lecture de la Constitution ne permet pas de comprendre la Constitution, sa lecture ne permet d’en déduire le contenu complet (J.Rivero). Ainsi, la signification de la Constitution est virtuelle, elle n’existe qu’au travers de l’application qui est en faite par les différents interprètes. Une Constitution ne se réduit donc pas au document portant ce titre. On ne peut par exemple comprendre l’évolution de la IIIe République à la manière dont l’a fait Carré de Malberg, autrement dit en renvoyant sans cesse aux lois constitutionnelles de 1875 et en voyant dans les énoncés mêmes, les défauts du régime. Or, il faudra dorénavant admettre que tout texte comporte virtuellement une pluralité de significations et donc, ce sont les autorités chargées de l’appliquer qui déterminent, parmi les significations possibles, celle qui sera le droit positif. C’est ainsi que le Président a neutralisé l’article 5 de la loi du 25 février 1875 portant sur le droit de dissolution. Il faut donc affirmer avec Paul Amselek, que les dispositions constitutionnelles « édictent moins des obligations ou des interdictions qu’elles n’habilitent. Si, pour Maurice Hauriou, les pouvoirs publics sont des « pouvoirs de volonté », cela renvoie au fait que les dispositions constitutionnelles leur donnent un « incompressible pouvoir discrétionnaire » (P.Avril). Ce pouvoir discrétionnaire sera plus ou moins étendu au regard de la texture de l’énoncé (Hart). Plus la texture sera ouverte (donc indéterminée), plus le pouvoir discrétionnaire sera important, et vice versa. Mais même ici, le pouvoir des interprètes permettra à des énoncés ayant une texture fermée (donc déterminée) de s’ouvrir, notamment par la neutralisation de certaines significations. On conviendra dès à présent que, la précision d'un texte n'élimine pas les possibilités créatrices du juge car les possibilités d'interprétations sont potentiellement inépuisables (C. Perelman).


Il s’agira en premier lieu d’établir une précision terminologique sur les notions employées (I) avant d’appréhender plus concrètement le phénomène de l’interprétation (II). L’objet de ce court article est donc d’essayer d’établir une véritable théorie de l’interprétation en partant d’un point de vue empiriste et réaliste. On prendra, par soucis de rapidité et de clarté, l'exemple de l’interprétation de la Constitution par le juge constitutionnel authentique, qui est en France, le Conseil constitutionnel. Mais, le raisonnement développé ici n'est pas limité au cas du Conseil constitutionnel et il peut concerner l’ensemble des phénomènes juridiques en lien avec la Constitution.


I) L’abandon du paradigme des normes comme opération nécessaire pour repenser le travail d’interprétation juridique


Ce préalable paraît en effet être primordial. Il est nécessaire de revenir à ce qui fait que le droit est droit. Si le droit est droit, ce n’est pas en raison de normes juridiques, mais en raison de sources juridiques (A). Par ce renouveau des théories des sources, on en viendra à distinguer "la règle" de "la norme" (B), distinction centrale pour une théorie de l’interprétation.


A : La source juridique, fondement matériel du droit : élément oublié de la théorie du droit


Par l’appréciation et le renouvellement de la notion de source (a), on en viendra à apprécier de nouveau la notion d’« énoncé juridique » (b).


a) La source comme élément premier du processus de production de signification


La source juridique est l’élément premier du droit. Dès lors qu’il s’agit de penser le phénomène juridique, les juristes se réfèrent non à des normes, mais font d’abord référence à des sources. La source juridique renvoie à la détermination du droit antérieure à sa mobilisation dans un texte. La source est donc l’étape première du processus de création juridique (une loi a été adoptée, une constitution est entrée en vigueur etc). La source permet de « poser le droit », un peu comme un peintre qui pose une peinture sur un tableau. Une fois que le peintre l’a fait, la peinture ne lui appartient plus, son travail est fini. C’est aux tiers d’apprécier ce tableau, mais le peintre ne peut revenir dessus.


Le droit, on y reviendra, se construit en deux temps. En premier lieu, on a une énonciation puis, en second lieu, une interprétation. La source permet de poser cette énonciation. La source en droit est plurale. Cette dernière peut être dite « première » ou être dite « secondaire ». Si elle est première, elle peut relever du droit positif, de la coutume ou du droit naturel. Si elle est secondaire, elle proviendra de la jurisprudence ou de la doctrine. En droit positif, la source peut renvoyer aussi bien à des actes juridiques, des textes juridiques voire des énoncés juridiques.


Ce qui fait qu’une source peut être qualifiée de source est le fait qu’elle soit conforme à un pedigree. Le pedigree renvoie, en théorie des sources, à la manière d’édiction et de production des règles de droit. Une règle de droit (comme une loi) sera une source au regard de sa conformité à une procédure d’édiction formalisée. Le pedigree peut être attribué par une autorité (la « Nation » par exemple) ; par une certaine règle à une certaine autorité ; par une règle à une autre règle ou par une certaine règle à elle-même. On comprend alors que la source se distingue de la norme.


Si la norme juridique est devenue un topos au sein des juristes, on ne peut affirmer que le droit soit constitué de normes. Le droit est d’abord constitué d’actes qui trouvent leurs origines dans des sources et qui trouvent leurs expressions dans des énoncés. Un ordre juridique n’est donc pas un ensemble stable de normes car tous les énoncés ne sont pas juridiquement obligatoires et ils ne sont jamais pleinement déterminés. Il faut convenir que la norme doit être distinguée de son support. Dès lors, une loi n’est pas une norme juridique, mais un support à des normes potentielles. C’est en raison de ce caractère probable que la norme est frappée d’une instabilité ontologique. La norme dépend de l’interprétation. Elle n’a pas d’existence en dehors de l’interprétation par les opérateurs juridiques1. Partant de là, il faut en revenir à la distinction entre énoncé et règle et voir leurs relations avec la norme juridique.


b) L’énoncé juridique, élément substantiel d’une une production de signification


Au fond, l’énoncé est ce qui se trouve contenu dans une source. La source est donc le véhicule de la validité d’un énoncé. L’énoncé est donc une entité langagière insérée dans une situation d’énonciation, par nature singulière. Dès lors, si l’on renvoie le droit à des énoncés, on le rattache à une opération de langage reliant deux opérateurs juridiques : un énonciateur et un destinataire et, ce qui unit les deux opérateurs juridiques est une relation de signification. Cette relation de signification passe par l’usage de la source juridique. L’énoncé est donc émis par un opérateur juridique premier (énonciateur primaire) puis l’opération de production du droit sera reprise par un opérateur juridique secondaire (énonciateur secondaire) qui font effectuer un continuum normatif, en ce sens que l’on aura une continuité entre ce qui est énoncé et ce qui est interprété. Cela revient à dire que l’énoncé primaire ne suffit pas. En effet, ce dernier devra être complété par des énoncés secondaires (d’application et d’interprétation) par des opérateurs juridiques autres. On voit que le processus de production de signification est binaire et divisé. D’un côté, on a ceux qui produisent les énoncés et d’un autre côté, on a ceux qui interprètent ces énoncés en produisant d’autres énoncés. 


Il faut alors convenir d’un point : un énoncé n’est pas une norme juridique. Partant de cette affirmation, il faut maintenant la démontrer. En premier lieu, il n’y a pas d’identité ni de correspondance entre la norme et l’énoncé. Si la norme n’est que le produit de l’interprète, on peut convenir qu’un énoncé est susceptible de contenir plusieurs normes qui seront posées, au travers d’une décision, par un interprète. L’interprète in fine, choisira entre plusieurs normes, entre plusieurs significations possibles. Dès lors, un même énoncé peut, dans des sources juridiques différentes, donner des normes différentes. Par exemple, une disposition législative qui porterait atteinte au droit de propriété peut être regardée inconventionnelle par le Conseil d’État2 mais constitutionnelle par le Conseil constitutionnel3. De même, que, si l’énoncé et la norme sont distincts, un énoncé peut très bien recouvrir un autre énoncé. Ainsi en est-il lorsque que le Conseil constitutionnel déduit de l’article 4 de la Déclaration de 1789 une exigence constitutionnelle dont il résulte que, « tout fait quelconque de l’Homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par duquel il est arrivé, à le réparer4 ». Tous les juristes assidus auront reconnu l’énoncé de l’article 1240 du Code civil (anciennement 1382). Or, l’article 4 de la Déclaration ne contient pas cet énoncé. Ce dernier dispose entre autres que, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». On voit donc que l’énoncé de référence (l’article 4) est si vaste que le Conseil constitutionnel peut lui faire dire tout et son contraire. En second lieu, si la norme est le produit de l’interprète, exiger que les énoncés soient normatifs n’a guère de sens. L’interprète, notamment le juge constitutionnel est un alchimiste : il transforme un énoncé non-normatif en une norme. Exiger donc d’une loi qu’elle soit une norme n’a guère de sens car, même d’une loi purement descriptive, contenant des « neutrons législatifs », le Conseil constitutionnel peut en tirer des normes. C’est toujours le Conseil constitutionnel qui va déterminer ce qui est normatif ou ce qui ne l’est pas. Tous les énoncés primaires peuvent devenir des normes sous l’effet de l’interprétation. Le juge constitutionnel à une capacité illimitée à transformer un énoncé non-normatif en une norme. On comprendra aussi que la hiérarchie des normes n'est pas une hiérarchie des énoncés. La hiérarchie des normes n'est pas une architecture qui s'impose au juge, notamment au juge constitutionnel car, la hiérarchie des normes n'est que le produit de l'interprétation des juges. Si la hiérarchie des normes n'équivaut pas à une hiérarchie des textes, c'est en raison du fait qu'un texte contient différents énoncés qui sont, à leur tour, susceptibles de contenir plusieurs normes placées à différents niveaux. 


Mais, en dehors de ce processus d’interprétation, les énoncés contiennent par eux-mêmes un sens ; c’est la règle.


B : La règle comme signification première de l’énoncé


Part de l’idée de règle, on verra successivement que la règle renvoi à la sous-détermination des énoncés (a) ce qui le distingue de la norme. De plus, c’est l’écart entre la règle et la norme qui fait la vie politique et parlementaire (b) rendant encore plus obsolète la vision du droit comme un ensemble de normes.


a) La règle, véhicule juridique porteur d’une sous-détermination dans sa signification


Si la norme et l’énoncé sont deux notions distinctes, il se pose alors la question de ce que contient l’énoncé. On conviendra que l’énoncé contient une signification première, une signification initiale. Cette signification initiale, c’est la « règle ».


La « règle » renvoie à ce qui vaut droit au sein des énoncés. La règle est donc une norme latente, une norme en devenir ou une norme potentielle. Parler de règle, c’est parler d’un énoncé qui sera potentiellement normatif. Comme on l’a vu, il ne le deviendra que par l’interprétation. Mais, l’interprétation doit se reposer sur la règle afin d’établir une norme. La règle est donc une « cible » pour l’acte d’interprétation. La règle s’entend donc comme étant le sens premier de l’énoncé. Ce sens premier vise donc la norme potentiellement contenue dans la source. Mais, la règle s’entend aussi comme le sens littéral de l’énoncé. En effet, à la lecture d’un énoncé, en un déduit une règle. À la lecture de la Constitution, d’une loi ou d’un acte réglementaire, on en déduit une signification.


Cette signification première est la règle. Cette signification n’est que potentielle en ce sens qu’elle ne vaut que tant que l’acte d’interprétation n’a pas eu lieu. L’acte d’interprétation fera naître une norme qui peut, être contraire à la règle ou, elle peut confirmer la règle. La règle est porteuse d’une « sous détermination », de « non-dits » et de « sous-entendus ». Ainsi, en lisant un énoncé, on comprend qu’il exprime quelque chose, en dehors de toute application à un cas concret ou en dehors de toute interprétation. L’énoncé : « Le Président […] assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs public » (article 5 Constitution 1958), exprime une règle. On comprend, en lisant l’énoncé, quelle doit être la fonction du président de la République. Véritable « clé de voûte » et devant se placer en dehors des conflits partisans, il est l’arbitre du jeu politique et doit donc s’occuper des questions qui intéressent la Nation (domaine réservé). La règle correspond donc au sens littéral de ce qu’on lit. Partant de là, on comprendra plus facilement la différence entre la règle et la norme.


Finalement, la norme n’est que la détermination de la règle dans le processus de production de la signification. La norme est donc l’aboutissement de ce processus et elle renvoie à un sens défini par l’interprète. Si l’on reprend l’exemple de l’article 5 de la Constitution du 4 octobre 1958, on se rend compte que l’existence d’un pouvoir « modérateur » ou « neutre » (B.Constant) relève plus d’une arlésienne que d’une réalité. Le Président n’étant jamais neutre, il interprétera la Constitution dans un sens qui lui est favorable. On en vient à dire que le terme d’arbitrage contenu dans l’article 5 est « un non-sens car, elle ne commande rien ni n’exclut rien » (G.Carcassone). On comprend que, le président de la République, qui est un interprète subsidiaire de la Constitution, a déga une norme de cet article 55 en neutralisant l’interprétation qui consisterait à faire du Président un pouvoir neutre, la remplaçant par une conception active du Président. Cette norme n’a d’ailleurs jamais été remise en question voire, elle fut confirmée tout au long de la pratique de la Constitution de 1958. On comprendra enfin que, la règle, selon le paradoxe de l'application de la règle (L. Wittgenstein), ne recouvre sa signification qu'au travers de l'application et que donc, l'obéissance à la règle dépend de son application donc, d'une interprétation finale, définitive. Donc, et le cas de l'article 5 permet de l'illustrer, "obéir à la règle" est d'abord une pratique et non l'application d'une méta-norme qui dicterait nécessairement la conduite ("illusion platonicienne"). 

Si la règle n'est finalement que la première application d'un énoncé, affirmant sa signification première, il convient d'observer que l'énoncé contient nécessairement plusieurs significations. C'est dans l'écart entre la signification initiale et les significations potentiellement définitives que se situe le pouvoir de reconstruction de la signification de la proposition normative, donc de la marge d'appréciation de l'interprète.


b) L’écart entre la règle et la norme comme marge d’appréciation pour les différents interprètes


De la même manière, si l’énoncé de l’article 13 alinéa 1er dispose que, « le Président signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres », cette règle et c’est ce qui la caractérise, est porteuse de sous détermination. Ce faisant, le Président Mitterrand6 a dégagé une norme selon laquelle, le Président peut signer les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres. Il exprime l’idée non, d’une compétence liée, mais d’un pouvoir discrétionnaire. On voit bien que l’interprète opère une « transaction de sens » (D.Baranger) avec le sens littéral de l’énoncé. On comprendra d’ailleurs aisément que l’interprète n’est pas lié par la règle. La règle n’est qu’un outil, qu’une « cible ». En ce sens, l’interprète peut s’y rattacher mais, il peut aussi fortement s’en éloigner. Il s’en éloignera au regard des ressources qu’il utilisera, que ce soit des ressources normatives (qui peuvent devenir des sources du droit7) ou des ressources contextuelles (travaux préparatoires, etc).


On comprend donc que l’écart entre la règle (sens premier de l’énoncé) et la norme (sens définitif de l’énoncé) permet de comprendre la vie politique, le fonctionnement du régime politique ainsi que la grande marge d’interprétation que détient le juge constitutionnel. En effet, la vie politique et notamment, la vie parlementaire, repose sur les énoncés de la Constitution qui en règlent le fonctionnement (ainsi que les règlements des assemblées). Ces énoncés, contenant des règles, ne font pas tous l’objet d’une interprétation par le Conseil constitutionnel (songeons à l’article 47-1 par exemple). Dès lors, les parlementaires agissent sur des règles en identifiant un sens qui leur est propre. C’est dans cette indétermination textuelle que se situent les « conventions de la Constitution » (P.Avril) ou les « coutumes constitutionnelles » (R.Capitant). En clair, la pratique parlementaire et politique, se « niche » dans l’indétermination des énoncés et dans le sens premier que recouvre la règle.


C’est en ce sens que les énoncés de la Constitution ne sont pas « impératifs ». Si ces dernières habilitent, permettent, abrogent ou commandent une certaine conduite, il n’en demeure pas moins que, revêtant le caractère de « règle », elles sont soumises à une indétermination dans leur contenu et dans leur application. Leur application sera déterminée par l’interprétation qu’en tireront les acteurs de la scène politique. Le dernier exemple sera pris dans l’article 89 de la Constitution, qui est d’actualité en ce moment8. Cet article porte sur la révision de la Constitution. Il envisage deux modalités : le projet de loi ou la proposition de loi constitutionnelle. Dans le second cas, la Constitution dispose que, dans le cadre des propositions de loi, « la révision est définitive après avoir été adoptée par référendum ». Or, cet énoncé est indéterminé, il a une texture ouverte (Hart). Même s’il est porteur d’une règle qui renvoi à une obligation de l’adopter par référendum (par l’usage du présent), il n’en demeure pas moins qu’il contient un sens illocutoire (JL. Austin), nécessitant une action positive afin de concrétiser la règle. Mais, même dans cet exercice, le Président dispose d’une marge d’appréciation et il dispose non pas d’une compétence liée, mais d’une compétence discrétionnaire. On comprend alors que, l’écart entre la règle et la norme permet au Président de refuser de convoquer les électeurs pour un référendum. Qui plus est, ce choix étant un acte de gouvernement, il est insusceptible de recours devant une juridiction.


Ce choix libre de l’interprète se retrouve néanmoins contraint par une certaine fidélité aux énoncés, par des contraintes juridiques et extra-juridiques. Il s’agit d’apprécier maintenant la réalité et l’étendue du pouvoir d’interprétation des opérateurs juridiques.


II : L’interprétation juridique par le juge constitutionnel comme alternant entre liberté et contrainte à l’égard de la source constitutionnelle


L’opération d’interprétation, notamment par le juge constitutionnel, permet de constater deux éléments. En premier lieu, l’interprète est en mauvaise posture à l’égard de la source juridique en alternant entre la liberté et la fidélité à l’énoncé (I). Pour autant, en utilisant intelligemment la source, le juge constitutionnel parvient à faire preuve d’une grande liberté (II) et ainsi, redéfinir aisément le périmètre de la Constitution9.


A : Le juge constitutionnel comme interprète en mauvaise posture à l’égard de la Constitution


Il faut d’ores et déjà affirmer que l’interprète se trouve « toujours en mauvaise posture » à l’égard du texte qu’il a à interpréter (D.Baranger, et c’est d’autant plus le cas quand ce texte est la Constitution. Ainsi, le juge constitutionnel doit d’abord faire preuve d’une certaine fidélité à l’égard du texte constitutionnel (a) ce qui lui permet par la suite de s’en détacher. Cela n’est possible qu’au regard de l’indétermination des énoncés constitutionnels (b)


a) Le juge constitutionnel comme équilibriste entre activisme et textualisme10


Le juge constitutionnel est toujours dans une mauvaise posture. En effet, il est « bloqué » entre une lecture textualiste de la Constitution et une lecture créatrice. En clair, le juge constitutionnel, dans ce travail d’interprétation, fait face à deux impératifs : l’impératif de fidélité et l’impératif de liberté au texte constitutionnel. L’impératif de fidélité s’impose au juge constitutionnel en raison même de l’énoncé qu’il a à interpréter. Ainsi, le juge constitutionnel est en partie lié avec la source. Cet élément de fidélité représente une contrainte juridique en ce sens qu’elle est produite par le système juridique et la place du juge constitutionnel dans la répartition des pouvoirs. La fidélité interprétative découle de l’État de droit, le juge constitutionnel est soumis à la Constitution. Le juge constitutionnel doit donc être fidèle au regard de la source qu’il utilise. C’est d’ailleurs cette fidélité qui va conduire à la liberté interprétative. La liberté de l’interprète est contrainte par la fidélité interprétative. Dit autrement, la liberté interprétative est guidée, orientée par une certaine fidélité. Liberté interprétative et fidélité interprétative se répondent mutuellement. En ce sens que, si le juge constitutionnel est libre quant au choix des sources, une fois choisi, il est pour partie limité par elles. Mais, les impératifs de liberté interprétatives et de fidélité interprétative sont des idéaux-types. Il faut donc avoir à l’esprit l’idée d’une gradualité dans le travail interprétatif. Le juge constitutionnel naviguera entre ces deux horizons : il ne peut pas être totalement libre ni totalement fidèle à la source, c’est en ce sens qu’il est en mauvaise posture.


La mauvaise posture du juge constitutionnel peut être facilement illustré. Face à un énoncé, le juge constitutionnel disposera d’une certaine liberté pour l’interpréter. Si le juge constitutionnel fait le choix de la fidélité, les justifications constitutionnelles au soutien de sa décision seront assez aisées. En effet, elles pourront plus facilement se référer à des notions qui sont directement rattachés à la source11. À l’inverse, quand le juge constitutionnel fait le choix de la liberté, il va recourir à des valeurs morales ou politiques pour adapter le droit constitutionnel au temps présent. Mais cela comporte un risque, car les principes développés par le juge constitutionnel peuvent avoir de faibles fondements dans la Constitution et dès lors, fragilisé la solution dans son ensemble et les droits fondamentaux qui y sont attachés12. Pour autant, en privilégiant la position de la fidélité, le juge constitutionnel adopte aussi une prise de position qui est subjective par nature. En ce sens que, adopter une lecture textualiste de la Constitution c’est, premièrement, cacher une certaine idéologie sous couvert d’interpréter à la lettre la Constitution et deuxièmement, c’est donner l’illusion que la Constitution a un sens déterminé par sa simple lecture littérale.


Pour se sortir de ce dilemme, le juge constitutionnel procédera à un processus d’objectivation. Il doit donner des arguments suffisant afin que les destinataires de cet énoncé secondaire (la décision) l’acceptent. Ce processus se fait par l’utilisation de la source. En réalité, le juge constitutionnel va produire sa propre source pour justifier sa décision. Par cette création, le juge constitutionnel se soumet aux sources qu’il a lui-même érigé. On assiste alors à un phénomène de « bouclage ». Par son interprétation, l’interprète devient lui-même un énonciateur en se fondant sur un énoncé préalable. Le destinataire de la source devient donc énonciateur, d’où le bouclage. Le juge constitutionnel rattache sa décision à la source tout en modifiant la source au fondement de sa décision. Mais cette procédure de bouclage sera d’autant plus aisée que la Constitution contient des énoncés indéterminés.


b) L’indétermination des énoncés constitutionnels comme espace de création du juge constitutionnel


Si la liberté de l’interprète est déterminée par la source, il faut alors convenir que, plus les énoncés sont indéterminés, et plus la liberté de l’interprète est grande. L’exemple des énoncés constitutionnels permettent de l’illustrer. Le juge constitutionnel se trouve, dans le cadre de l’interprétation de la Constitution, devant une source qui regorge d’énoncés indéterminés. Ces énoncés contiennent au mieux des règles et au pire, des principes. Les principes sont la traduction juridique des valeurs. Or, les principes contiennent par nature un haut degré de généralité et d’interprétation. Personne peut, par une lecture littérale, déterminer objectivement le sens de l’article 2 de la Déclaration de 1789. En peut donc en conclure que les principes sont porteurs de plusieurs significations et, ça sera au juge constitutionnel de retenir sa propre interprétation. On peut alors dire que le « signifiant » qu’emploiera le juge constitutionnel renverra, au sein de la jurisprudence, à un ensemble de « signifiés ». C’est en ce sens que le Conseil constitutionnel déduit de l’article 2 de la Déclaration de 1789, le droit au respect de la vie privée13, le droit au respect de l’inviolabilité du domicile14 ou encore, la liberté de la femme15. Il faut donc revenir sur la nature des principes.


La règle exprime, comme on l’a vu, le sens premier d’un énoncé et, on peut dire que l’énoncé représente une certaine détermination dans la signification, du moins, une détermination potentielle. Pour autant, les principes eux sont indéterminés et n’expriment, en eux-mêmes, rien de concret. Le principe ne trouve pas son origine par une inscription explicite dans la source mais au contraire, elle émane ou découle d’un texte voire, peut très bien se passer de tout fondement textuel16. Il faut alors convenir que, le principe n’a pas d’énoncé précis, il est indéfini. Son contenu est lui aussi indéterminé et son périmètre ne peut être saisi. De même que pour les énoncés, un principe peut en cacher un autre. De même, le contenu du principe n’est pas fixe et il changera au gré des interprétations et de son application. Les principes sont donc affectés d’une certaine relativité et dépendent du cas concret dans lequel ils ont à s’appliquer. Au contraire des règles, les principes voient leur réalisation dépendre d’une indétermination (R.Alexy). Un principe ne connaît pas, comme la règle, l’alternative entre l’application ou sa violation.


Un principe nécessite une action supplémentaire afin d’être mis en œuvre. Il faut alors accepter que, le juge constitutionnel, en adoptant des raisonnements fondés sur des principes (principled reasonning), utilisent des arguments politiques (policy arguments). En effet, quand le Conseil constitutionnel invoque le principe de continuité du service public17, la bonne administration de la justice18 ou encore l’équilibre financier de la sécurité sociale19, il invoque des intérêts qui sont purement politiques. Ainsi, sous couvert d’utiliser le raisonnement déductif et syllogistique, le Conseil constitutionnel invoque des arguments qui ne peuvent être résumés à des « normes de références ». Or, il ne faut pas s’y tromper, le fait pour le Conseil constitutionnel d’utiliser le contrôle de proportionnalité est en soi révélateur de policy arguments.


Enfin, cette liberté de l’interprète s’illustre dans le rattachement plus ou moins déterminé entre la norme et la source utilisée. Tout en se rattachant à un fondement textuel, le Conseil constitutionnel n’hésitera pas à exploiter toutes les possibilités de manipulation de la disposition écrite, voire, à la réécrire (c’est le cas des réserves d’interprétations). Par exemple, le Conseil constitutionnel peut utiliser une source peur faire découler plusieurs normes, sans qu’elles aient de liens entre elles. En utilisant des verbes connecteurs, le Conseil constitutionnel a fait découler de l’article 16 de la Déclaration : le droit à un recours effectif20, le principe d’autonomie des assemblées parlementaires21 ou la préservation des contrats ou conventions légalement conclus22.


Par cette liberté contrainte, le Conseil constitutionnel a su redéfinir le périmètre de la Constitution.


B : La redéfinition du périmètre de la Constitution par le juge constitutionnel comme caractéristique de l’anti-textualisme


Dans l’État de justice constitutionnelle qui caractérise notre époque depuis les années 70-80, il convient d’accepter que ce que l’on entend par « Constitution » dépasse le simple texte constitutionnel. On peut dès lors affirmer que la Constitution au sens matériel dépasse la Constitution au sens formel. Par ce préalable, on accepte que la Constitution ne contient pas toutes les règles de nature constitutionnelle. Ainsi, le texte constitutionnel renvoie à un hors-texte, il renvoie à des questions qu’il ne peut résoudre. Cela s’illustre notamment par la création jurisprudentielle qui s’écartent très largement de la lettre de la Constitution. La Constitution est donc regardée comme un catalogue contenant des dispositions distinctes interprétée séparément pour exploiter leur « productivité jurisprudentielle » (D.Baranger). Cela a été permis par la monopole confié aux juges constitutionnels d’interpréter la Constitution (a) ce qui leur a permis de modifier les sources constitutionnelles (b).


a) Le monopole par défaut du juge constitutionnel dans l’interprétation de la Constitution comme constitutif d’espaces de liberté pour l’interprète


La question de savoir qui est le gardien de la Constitution a longtemps hanté les débats de droit constitutionnels. Certains pourraient croire que seul l’auteur de la source pourrait interpréter la Constitution. Mais ce faisant, on ignore la médiation de la source qui s’interpose toujours entre l’auteur et l’interprète, Une fois que la source est émise, elle n’appartient plus à l’auteur mais devient objet d’interprétation. Si l’auteur ne peut interpréter lui-même la source qu’il a émise, il faut néanmoins convenir qu’il n’existe pas de monopole dans l’interprétation de la Constitution. En effet, tout interprète-authentique (dont les interprétations sont insusceptibles de contrôles) peut interpréter la Constitution. Reste à les identifier.


Il faut déjà affirmer l’hypothèse selon laquelle, le monopole confié aux organes juridictionnels d’interpréter la Constitution s’est fait par défaut. C’est en raison des défauts structurels des autres organes que l’on est venu à confier aux juges ce pouvoir. En effet, le pouvoir exécutif ne peut être regardé comme un pouvoir neutre ou et l’idée de Carl Schmitt selon laquelle le Président du Reich est seul gardien de la Constitution en raison de sa posture d’arbitre, a été largement démentie par l’Histoire. De même que la position départementaliste, qui consiste à partager ce pouvoir entre les trois branches (Exécutif, législatif, juridictions fédérales) n’a pas perduré. Il faut admettre que le pouvoir exécutif n’est jamais neutre. La manière dont le Président interprétera la Constitution dépendra de ses arrière-pensées politiques. La même chose se produisit avec le pouvoir législatif qui ne pouvait à la fois créer des lois puis les contrôler au regard de la Constitution. Dès lors, par défaut, c’est le pouvoir juridictionnel qui s’est vu confier ce monopole d’interprétation. Les autres organes n’interprétant que de manière subsidiaire la Constitution.


À partir du moment où le pouvoir juridictionnel (pouvoir judiciaire + juge constitutionnel) détient ce monopole, il convient d’accepter l’idée que lui seul maîtrise la signification des énoncés de la Constitution. Ce monopole s’illustre dans la possibilité pour le juge constitutionnel de maîtriser les éléments du syllogisme, bien que ce mode de raisonnement soit mal convenu pour ce genre d’exercice. Le syllogisme contient trois éléments : la majeure (règle de droit), la mineure (application de la règle de droit) et la conclusion (la solution)23. Ce syllogisme peut être qualifié de syllogisme primaire. Ce syllogisme ne nous dit pourtant rien sur la détermination de la majeure. D’où vient-elle ? Pourquoi elle ? C’est là qu’il est nécessaire d’utiliser un syllogisme secondaire. Par ce syllogisme secondaire, la majeure renvoie à la méthode d’interprétation, la mineure renvoie à la disposition constitutionnelle choisie et la conclusion renvoie à la norme constitutionnelle qui en sera tirée24. Pour autant, le problème du choix de la disposition constitutionnelle n’est pas résolue. Il faut alors admettre que le juge constitutionnel ne dispose de la liberté de choisir la disposition constitutionnelle. Celle-ci se trouve à l’origine dans une règle (voir supra), dans le sens littéral d’un énoncé. La règle prédétermine l’interprétation et le juge constitutionnel ne saurait trop s’en écarter. Mais, la liberté de l’interprète sera d’autant plus grande s’il s’appuie sur des formulations vagues peu contraignantes. Cela s’illustre par les visas où le juge constitutionnel va mentionner les sources utilisées. Mais, il n’est pas lié par ces textes, ils ne constituent que le point de départ de l’interprétation. Le juge constitutionnel va, en s’appuyant sur l’énoncé primaire, produire un énoncé secondaire qui s’écartera toujours de la formulation du premier. Le juge constitutionnel va alors pleinement utiliser les sens contenus dans les énoncés pour en dégager des normes.


On comprendra alors que, étant maître des significations, le Conseil constitutionnel module aisément le périmètre de la Constitution.


b) Une Constitution dépassant le support textuel comme caractéristique de la liberté du juge constitutionnel


En évoquant l’idée que, entre la loi constitutionnelle écrite et l’ensemble des règles constitutionnelles, il existe un défaut de coïncidence, on opère la distinction entre la Constitution formelle et la Constitution matérielle. On peut à cet égard faire mention du « bloc de constitutionnalité ». L’idée même de ce « bloc » montre bien que les règles constitutionnelles dépassent le simple texte constitutionnel. Ainsi, c’est le Conseil constitutionnel qui va délimiter ce qui appartient au « bloc de constitutionnalité » et qui dès lors, modifiera le périmètre de la Constitution. Il faut admettre avec Constantino Mortati que la Constitution ne se trouve pas dans un texte, mais dans un ensemble de concepts et d’institutions. Ces concepts sont le résultat d’une coopération entre l’énonciateur primaire et l’énonciateur secondaire et ils sont permis par une interprétation herméneutique de la Constitution. C’est donc au juge constitutionnel de décider du contenu réel de la Constitution. C’est au Conseil constitutionnel de déterminer ce qui est normatif ou non-normatif au sein de la Constitution.


Cela peut s’illustrer avec l’article 55 de la Constitution. Celui-ci dispose que, « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Cet énoncé exprime donc une règle, dans un sens littéral, on comprend que les traités ont une force supérieure aux lois. Pourtant, le Conseil constitutionnel va considérer que cet article n’est pas une norme juridique et que dès lors, elle ne conduit pas à une hiérarchie mais à une égalité entre les textes25. En se déclarant incompétent pour examiner la conventionnalité de la loi, le Conseil a interprété le texte de l’article 55 comme n’étant pas celui d’une norme injonctive puisque, en se refusant à sanctionner l’éventuelle contrariété du sens textuel d’une loi avec celui d’un traité, il laisse le législateur libre de rédiger et adopter un texte susceptible de porter éventuellement atteinte aux dispositions d’un traité. Mais, si les interprètes sont sans doute tout à fait libres de comprendre le texte de l’article 55 comme n’étant pas celui d’une norme, ils sont évidemment non seulement tout aussi libres d’opter pour le parti interprétatif contraire. La position contraire sera retenue par celle du Conseil d’État, autre interprète-authentique de la Constitution, qui considérera, à rebours de sa jurisprudence de 1968, que l’article 55 est bien une norme et qu’elle impose une hiérarchie des normes26. Pour autant, établir une hiérarchie entre des normes ce n’est pas établir une hiérarchie entre des énoncés. Étant maître de la signification des énoncés, donc des normes, les interprètes-authentiques peuvent très bien considérer que tel énoncé (en l’occurrence une loi) primera sur un autre énoncé (un traité)27. Là réside le paradoxe de l’option normative : si les interprètes peuvent considérer que l’article 55 est une norme juridique (donc obligatoire), ils peuvent aussi « dénier à cet article le caractère de norme, au regard des énoncés qu’ils ont à interpréter » (O.Cayla). Si la Constitution commande d’adopter un certain comportement, elle n’oblige pourtant pas à le respecter.


On pourrait tout à fait terminer cet exposé en parlant du « bloc de constitutionnalité » pour en montrer les limites, pour montrer aussi que ce « système de référence » recouvre « une pluralité d’éléments dissemblables » (J-M. Blanquer) et qu’il n’est pas hermétique à des sources non-constitutionnelle. Mais, toujours pour illustre la liberté du juge constitutionnel dans la délimitation du périmètre de la Constitution, on évoquera l’idée d’une essence de la Constitution par la notion de principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. En adoptant cette position dans les rapports de systèmes, notamment au regard du droit communautaire et de l’obligation constitutionnelle des transpositions des directives (art.88-1)28, le Conseil constitutionnel se lance dans une relecture globale de la Constitution. Par cette relecture globale, le Conseil constitutionnel fait référence au « noyau » de la Constitution, en identifiant un contenu qui est l’essence même de la Constitution29. Or, en se rapprochant de ce noyau, on se rend compte qu’on ait renvoyé à des valeurs qui sont extérieurs au texte constitutionnel.


Conclusion :


Ce court article a permis de mettre en valeur deux choses. Premièrement, on comprend mieux que le droit, et notamment la Constitution, n’est pas composée de normes, mais de normes en devenir. En effet, les énoncés constitutionnels contiennent plusieurs significations potentielles. Les énoncés ont un sens littéral, qui est le sens premier, que l’on a appelé « règle ». Mais, le sens déterminé de l’énoncé sera établi par un acte d’interprétation, par une décision. C’est cette décision qui déterminera la norme, donc la signification prescriptive de l’énoncé. On comprend aussi que l’écart entre la règle et la norme détermine les évolutions d’un régime politique (comme la IIIe République) et détermine aussi le degré de liberté de l’interprète-authentique (le Conseil constitutionnel). Deuxièmement, cette liberté étant déterminée par la texture des énoncés, on comprend que le pouvoir d’interprétation sera d’autant plus grand que la texture sera ouverte. On peut trouver ce genre d’énoncés dans la Déclaration de 1789. Au regard de leur caractère fortement indéterminé, on comprend aisément que le Conseil constitutionnel peut faire œuvre créatrice tout en donnant l’illusion de rattacher ses créations à des fondements textuels (doctrine Vedel). On reconnaîtra enfin que, pour connaître la Constitution, il faut dépasser le texte pour s’intéresser à la pratique (convention ou coutume de la Constitution, voire microdécision) et à la jurisprudence.


1Ce terme sera ici synonyme « d’interprète ».

2Conseil d’État (CE par la suite), 2004, Schiocchet, req. N°211510

3Conseil constitutionnel (CC par la suite), 2010, n°2010-33 QPC, Sté ESSO SAF

4CC, 1999, n°99-419 DC, Loi relative au pacte civil de solidarité

5On pourrait parler ici de « convention de la Constitution »

6Notamment le 16 juillet, 2 octobre et 17 décembre 1986

7C’est le cas par exemple de la Déclaration de 1789. Avant la décision Taxation d’office du 27 décembre 1973, la Déclaration n’était qu’une ressource dans les mains des différents interprètes. Depuis cette décision du Conseil constitutionnel, la Déclaration est devenue une véritable source du droit.

8En raison de la proposition de loi constitutionnelle n°293 visant à inscrire la Constitution dans l’avortement et qui sera débattue au Sénat le 1er février

9Il ne s’agira pas dans cet article de définir précisément ce que recouvre la notion de Constitution, seule son interprétation sera évoquée.

10Par « activisme », on entendra la volonté pour le juge constitutionnel de s’émanciper du sens littéral des énoncés. Par « textualisme », on entendra au contraire la volonté de s’y rattacher

11Dobbs v. Jackson Women's Health Organization du 24 juin 2022

12Roe v. Wade du 22 janvier 1973

13CC, n°94-352 DC du 18 janvier 1995

14CC, n°2020-873 QPC du 15 janvier 2021

15CC, n°2001-446 DC du 27 juin 2001

16CC, n°76-75 DC du 12 janvier 1977 sur la liberté individuelle comme PFRLR, sans rattachement textuel

17CC, n°2019-781 DC du 16 mai 2019

18CC, n°2015-715 DC du 5 août 2015

19CC, n°2001-453 DC du 18 décembre 2001

20CC, n°96-373 DC, 9 avril 1996

21CC, n°2011-129 QPC, 13 mai 2011

22CC, n°2002-465 DC, 13 janvier 2003

23Ici : majeure = disposition constitutionnelle, mineure = loi, conclusion = conformité ou non-conformité de la loi à la Constitution

24Par exemple, le Conseil constitutionnel décide de faire preuve d’une certaine créativité (majeure) à l’égard de l’article 16 de la Constitution (mineure) pour tirer le principe constitutionnel d’un droit à un recours effectif (conclusion).

25CC, n° 74-54 DC, 5 janvier 1975, IVG

26CE, Assemblée, 20 octobre 1989, req. n°108243, Nicolo

27CE, Assemblée, 3 juillet 1996, req. n°169219, Koné

28CC, n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Droit d’auteur

29CC, n° 2021-940 QPC, 15 octobre 2021, Sté Air France


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