Habiter le monde, ou l'homme rendu à l'Histoire.

 
  Les Anges, Melozzo da Forli
 

« Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses. 1»

Tel est, je crois, l’objet de notre volonté, c’est-à-dire la critique, la discrimination de ce qui se donne à l’homme aujourd’hui, ainsi qu’il habite dans le monde. Si nous pensons qu’un projet critique doit être entamé en vue d’une étude de la contemporanéité, c’est parce qu’il convient de savoir comment l’homme façonne son univers, et ce qu’il faut en conclure.

Nous habitons le monde, certes imparfaitement, et nous pensons ce monde en de multiples poemata, qui nous apparaissent dans la fréquentation du contemporain. Car la pensée ne peut être pensée précisément qu’en mouvement, parce qu’elle est le mouvement même : saint Thomas commente, dans sa huitième leçon consacrée au De anima d’Aristote, au livre I, les corps célestes et leurs circulation : « Ce n'est pas non plus en raison de la nature du corps céleste [qu’il se meut], car le corps n'est pas cause du mouvement de l'âme; c'est plutôt l'âme qui est pour le corps cause qu'il soit mû. » Si donc l’âme est pour l’objet cause de son mouvement, nous pouvons faire une analogie avec notre propre pensée, qui n’est rien d’autre que des expressions partielles de l’âme dans le temps, sa réalisation ; ainsi, notre pensée sert de nous mouvoir nous-mêmes, et la pensée s’enracine dans le monde que nous habitons, l’oïkoumène. J’ai parlé de poemata, parce qu’en effet je pense que nous apparaissent comme de multiples mélodies lorsque nous circulons dans le monde, que nous récoltons dans la terre de labour qu’est le réel, transcrites en images, puis en pensées, et la pensée vient à se penser pour elle-même, en vue d’elle-même, dans le langage, qui n’est rien moins qu’un procès d’appropriation que le sujet se fait à lui-même. Nous avons besoin de nommer les choses, les objets que nous croisons, et de donner un sens plus pur aux mots de la tribu, comme dirait Mallarmé2, d’une part parce qu’il y a eu déchéance de la langue adamique, de la langue véridique, dans la Chute, et donc qu’il y a nécessité de re-façonner une langue qui sache trouver l’adéquation entre l’objet et sa vérité, d’autre part parce que nous vivons en communauté, et que, pratiquement, il nous faut communiquer entre nous en vue de l’action. 

Lorsque je déambule dans le monde, je saisis l’environnement tout entier, il m’est donné dans l’expérience synthétique de ma conscience qui se rencontre elle-même, comme si elle cognait la paroi du réel ; le réel ne m’est pas donné dans l’expérience de la particularité, mais bien comme une expérience de la totalité. Je ne saisis pas uniquement ce ciel azuréen ou nuageux, ce trottoir ou cette route, mais je fais l’expérience de tout cela, dans un moment, qui est seul expression de la totalité, comprise dans un mouvement. C’est pour cela que Verlaine écrit dans Sagesse que « La mer est plus belle / Que les cathédrales », cette mer « sur qui prie / La Vierge Marie ! » La mer a plus de mouvement que les cathédrales, et plaît davantage à l’âme, qui s’y contemple ainsi que dirait Baudelaire, mais qui reproduit l’harmonie originelle, principielle de l’âme, qui est dans le mouvement vers l’extérieur, comme un feu ne brûle pas uniquement pour lui-même, mais pour être extériorisé dans le monde par la flamme. Nous pouvons faire l’expérience hallucinée des « pieds lumineux des Maries3 », par la mer, que Steve Murphy interprète comme ces « statues de la Vierge aux pieds desquelles les femmes de marins allumaient des cierges votifs et priaient pour apaiser l'Océan.4 » 

Ainsi, le monde moderne, figé dans son architecture, qui n’a plus rien du transcendant, et qui pourtant est très vif par la multiplicité des agressions qui s’offrent à nous sous la forme de bruits parasites, de précipitations en tous genres et de brutalité esthétique, ce monde moderne ne laisse plus place à la contemplation dans son expression la plus pure, c’est-à-dire la prière. Il a tout remplacé, tout supprimé, pour ne laisser place qu’à une exécration de la part de ceux qui se sentent vivre. S’il court à la folie, c’est tout droit, de façon unilatérale, sans consulter personne. Il faut monter sur les hauteurs pour respirer, et enjoindre à notre âme de se saisir du même coup : « Va te purifier dans l’air supérieur, / Et bois, comme une pure et divine liqueur, / Le feu clair qui remplit les espaces limpides.5 » L’accent porté sur cette purification, qui est dépossession de la modernité, est marqué par les diérèses dans ce même vers. L’âme, pour réchapper aux idioties du réel façonné par quelques-uns, doit faire l’épreuve d’une purification par elle-même, si elle veut survivre aux peintures qui lui sont données autrement sans qu’elle ne le veuille. Cette expérience est aussi une espèce de manière d’expiation. Elle souhaite de l’harmonie, dans la répétition de son propre mouvement dans l’objet qu’elle saisit ; cette harmonie peut être présente dans la poésie, comme anagogie, et dans l’icône par exemple : l’âme se joint au pictural qu’elle reconnaît, et embrasse purement la représentation, qu’elle veut saisir, et qu’elle saisit totalement. Elle sait ce qui doit être aimé, c’est-à-dire Dieu, sous la forme du Bien et de la Vérité, qui lui apparaît dans l’Image sacrée, sacramentellement, dans la grâce qu’elle reçoit de cette action de piété extraordinaire. Mais, on le sait, le sacré est absent de la sphère publique, qui se présente sous la couverture faussée d’une laïcité, ne respectant pas le principe de l’homme qui est qu’il a besoin d’élévation. 

Tous les bons livres de pédagogie, tous les arguments sophistiques, tous les politiques qui se présenteront contre cela, argueront qu’il en est ainsi parce qu’il faut respecter les cultes de chacun. Mais le culte de chacun doit être le culte d’un Autre, et cela est, du reste, partagé par tous. Quand nous adorons nos principes, nos bâtiments, enfin, toute cette expérience empirique du sol, nous n’en restons pas moins dans l’immanence pure, alors qu’il faut aller vers une transcendance, qui n’est rien d’autre que le réel lui-même. Dans la figure du Christ cependant nous pouvons trouver la paix (pax christi), la vérité (veritas), le chemin (via), et comme la vie même (vita). C’est pourquoi le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité6. Le Verbe s’est tenu comme aux côtés de l’homme, qui a le devoir de lui rendre sa gloire dans la grâce qu’il reçoit de son expression, cette grâce qui irise tous les lieux, les rendant plein de vie dans la combustion divine.  

 


                                                                        La Vierge, Van der Weyden Rogier

 

« Païen unt tort, e chrestien unt dreit. 7» : Les païens ont le tort, le droit est pour les chrétiens.


1   Illuminations, « Jeunesse, I », A. Rimbaud.

2  « Le tombeau d’Edgar Poe », 1876, S. Mallarmé.

3  « Le Bateau ivre », 1871, A. Rimbaud.

4 « Logiques du « Bateau ivre» », Littératures, n°54 : Rimbaud dans le texte, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p. 25-86, Steve Murphy.

5  Les Fleurs du mal, « Élévation », 1857, C. Baudelaire.

6  Évangile selon saint Jean, 1:14.

7  Vers 1015 de la Chanson de Roland, laisse 79.

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